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      Face
      au terrorisme : voies de fait ou voies de droit ? 
        
        
      Le
      spectaculaire attentat terroriste du onze septembre 2001, qui a détruit
      certains des symboles de la puissance américaine et causé plusieurs
      milliers de morts a fait à juste titre l’objet tant en France que dans
      les autres pays occidentaux d’une réprobation unanime. Mais cette
      unanimité, par son bruit même, tend à couvrir celui du dangereux
      engrenage de la voie de fait internationale dans lequel les Etats-Unis
      semblent vouloir engager le Monde. 
        
      Or,
      face au crime, il importe de rappeler que c’est au contraire les voies
      de droit qu’il faut suivre. Elles sont certes difficiles à mettre en œuvre,
      dès lors que les auteurs directs de ces crimes ont eux même
      volontairement perdu la vie en les commettant, et c’est seulement pour
      rechercher leurs éventuels complices, ou d’autres candidats aux mêmes
      actions, que des procédures légales doivent être mises en oeuvre. Mais
      en toute hypothèse, le droit et la justice sont les seules réponses que
      la démocratie puisse lui opposer. 
       
      
       
      L’oubli,
      le mépris ou le refus du droit semble pourtant bien être aujourd’hui
      le fil conducteur des réactions américaines – avec lesquelles les
      dirigeants de la France et de l’Union Européenne ont tenu à manifester
      leur solidarité. 
       
      
       
      C’est
      ainsi qu’à peine l’attentat commis, le Président des Etats-Unis a
      cru devoir qualifier ce crime d’acte de guerre, introduisant
      ainsi dans l’analyse d’un acte commis aux Etats-Unis par des personnes
      qui selon toute vraisemblance ont agi à titre privé, et n’étaient les
      agents d’aucune puissance étrangère, une conceptualisation importée
      en fraude de l’arsenal du droit international. On a même entendu évoquer
      le crime contre l’humanité, qualification à l’évidence impropre,
      mais jouant sur les mêmes ressorts pour produire les mêmes effets. 
       
      
       
      Qualifier
      d’acte de guerre un acte terroriste, quelle qu’en soit la gravité,
      n’est assurément pas anodin. Mettant à profit l’émotion, la réprobation,
      le scandale provoqué par un acte inadmissible, c’est le sortir
      subrepticement du domaine du droit commun, pour affirmer que sa répression
      relève de la responsabilité des autorités militaires, et non des
      autorités judiciaires du pays où il a été commis ou des institutions
      internationales. C’est par là même renoncer à l’exercice des voies
      de droit. 
       
      
       
      Parce
      que la France est un état de droit, on n’imagine pas, lorsqu’une
      bombe meurtrière avait explosé au Métro St Michel et qu’on en avait
      accusé le FIS, que le gouvernement aurait pu faire donner la troupe en
      Algérie, ni même rappeler les réservistes à toutes fins utiles, ainsi
      que les dirigeants américains ont cru devoir le faire. Or, la différence
      avec l’attentat du onze septembre n’est que quantitative. S’il a été
      plus meurtrier, plus spectaculaire, plus lourd en conséquences humaines
      et matérielles, il était fondamentalement un acte de la même nature. 
       
      
       
      Il
      y a pire. Une fois le crime ainsi frauduleusement qualifié d’acte de
      guerre, les dirigeants américains ont désigné, avant toute enquête,
      leur coupable idéal en la personne de Ousama Ben Laden, Georges Bush
      allant jusqu’à dire qu’on devait lui ramener ‘Mort ou Vif’ – ce
      qui en dit long sur sa conception de la justice – ce citoyen étranger
      demeurant dans un pays étranger. Or rien n’autorise un Etat – fût-il
      la première puissance du Monde – à se soustraire à la procédure de
      l’extradition, s’il veut que lui soit livré un criminel qu’il
      aurait la compétence et le pouvoir de juger. L’extradition suppose que
      soit remis au pays dans lequel se trouve la personne poursuivie un dossier
      complet, justifiant des charges existant pour le poursuivre. Lorsque
      l’extradition se révèle impossible, pour des raisons tenant aux règles
      de l’ordre judiciaire interne de l’état où se trouve la personne
      poursuivie, ou à un refus, même illégitime, opposé à la demande
      d’extradition, il n’existe aucune règle de droit permettant
      d’imposer cette extradition. L’Etat demandeur ne peut plus dès lors
      que juger par défaut, ou par contumace, la personne poursuivie. 
       
      
       
      Le
      principe même de l’expédition punitive, ou du terrorisme d’Etat, qui
      annihile le droit pour laisser le rapport de force pur faire irruption, ne
      peut être que condamné, les litiges entre états devant se régler, eux
      aussi, conformément au droit. 
       
      
       
      En
      l’espèce, il convient de noter qu’à aucun moment il n’a été dit,
      ni qu’une demande formelle d’extradition aurait été formée, ni
      qu’un mandat d’arrêt international aurait été délivré à
      l’encontre de Ousama Ben Laden. 
       
      
       
      Le
      refus du droit dans la suite des réactions américaines ne s’arrête
      pas là. Ainsi, ce n’est que postérieurement à ce qu’ait été
      formulée l’exigence de son extradition que les dirigeants américains,
      par la voie étrange du chef de leur diplomatie, ont déclaré disposer de
      preuves de la culpabilité de cette personne – sans toutefois, alors que
      l’humanité entière peut être concernée par la ‘riposte’ envisagée,
      que le premier commencement de telles preuves soit livré au public, et ce
      alors même que l’affirmation que ces preuves existeraient étant le
      fait d’une personnalité politique extérieure à l’enquête, il
      n’est pas possible de se réfugier derrière le caractère secret de
      celle-ci. 
       
      
       
      Il
      n’est au demeurant nullement établi que de telles preuves aient
      effectivement été mises à jour. La conviction affichée à cet égard
      par une majorité de l’opinion publique américaine est à l’évidence
      sans portée. La galaxie des mouvements prétendument fondamentalistes est
      en effet, selon les spécialistes, moins une structure hiérarchisée
      qu’un réseau informel de groupes, plus ou moins indépendants les uns
      des autres, simplement reliés entre eux par une même idéologie, ainsi
      que par des contacts occasionnels, et parfois des financements communs,
      voire des camps d’entraînement communs, mais sans disposer d’un
      commandement centralisé ni d’organes collectifs de décision. Ainsi,
      quand bien même l’existence de relations entre les auteurs de
      l’attentat suicide du onze septembre dernier avec Ousama Ben Laden
      serait établie, cela ne suffirait pas à faire de lui l’instigateur, ou
      l’organisateur de leur crime. Et à supposer qu’il en soit, à défaut,
      considéré comme l’inspirateur, cela ne justifierait pas qu’on le
      poursuive comme complice. 
       
      
       
      C’est
      toute la différence entre une approche strictement émotionnelle et une
      approche juridique, respectueuse des principes qui fondent toute démocratie. 
       
      
       
      En
      toute hypothèse, Ousama Ben Laden, quand bien même on jugerait réalistes
      les soupçons qui pèsent sur lui, doit bénéficier de la présomption
      d’innocence, tant que sa culpabilité n’aura pas été établie et jugée
      par un tribunal impartial, au terme d’un procès équitable – quand
      bien même ce procès devrait avoir lieu en son absence. 
       
      
       
      Si
      le seul grief qui venait à être retenu à son encontre était d’avoir
      été l’inspirateur du crime, ce tribunal devrait s’interroger sur les
      conditions juridiques dans lesquelles l’incitation au crime doit être réprimée,
      et dans un pays aussi attaché à la liberté d’expression que les
      Etats-Unis, où les appels à la haine du Ku-Klux-Klan, pour ne prendre
      que cet exemple, sont protégés par le premier amendement de la
      Constitution, la tâche pourra se révéler malaisée. 
       
      
       
      Est
      également tout à fait contraire aux principes les plus élémentaires du
      droit l’affirmation – elle aussi réitérée par Georges Bush –
      suivant laquelle ceux qui donneraient asile aux criminels seraient
      poursuivis comme les criminels eux mêmes. On ne peut en effet induire
      d’actes postérieurs à un crime une quelconque responsabilité dans ce
      crime. Là encore, la comparaison avec le droit pénal français, qui fait
      du ‘recel de malfaiteur’ un simple délit, est particulièrement éclairante. 
       
      
       
      Les
      réactions américaines apparaissent donc profondément contraires aux règles
      générales qui fondent le droit des nations civilisées. 
       
      
       
      C’est
      que, dès l’origine, les dirigeants américains ont entendu se situer,
      non sur le terrain du respect du droit, mais sur celui de la riposte
      militaire – cette intention seule pouvant expliquer, ainsi qu’on l’a
      vu, l’utilisation du mot ‘guerre’ pour qualifier l’attentat. 
       
      
       
      Pour
      autant, leurs réactions n’en sont pas moins également profondément
      contraires aux principes du droit international, qui régissent les
      conditions et possibilités d’une entrée en guerre. 
       
      
       
      Ainsi,
      c’est seulement par une interprétation tendancieuse de la résolution
      1368 du 12 septembre du Conseil de Sécurité, rendue possible par sa rédaction
      volontairement ambiguë, que les Etats-Unis prétendent, avec la complicité
      silencieuse des autres membres permanents, en ce inclus la France, être
      fondés à ‘riposter’ à l’encontre de l’Afghanistan à
      l’attentat qu’ils ont subi. Cette interprétation, contraire à
      l’esprit comme à la lettre de la Charte, n’est qu’un épisode de
      plus de la lente destruction du Droit International à laquelle se livrent
      les grandes puissances depuis plus de dix ans. 
       
      
       
      Le
      Conseil de Sécurité a en charge la sécurité collective, contrepartie
      du renoncement au recours à la force qui était la grande avancée des
      Nations Unies. Il ne peut ni renoncer à cette responsabilité ni la déléguer.
      Quant à la légitime défense, reconnue par l’article 51 de la Charte
      en cas d’agression, un Etat n’a le droit de l’exercer que pendant le
      temps très court qui séparerait une telle agression de la réunion du
      Conseil de Sécurité. Alors la légitime défense cesse et seules les
      mesures prises par le Conseil de Sécurité conservent une légitimité.
      Encore faut il qu’il y ait effectivement eu une agression d’un Etat
      par un autre Etat, ce qui ne semble pas être le cas en l’espèce. 
       
      
       
      Certes,
      sans doute conseillé utilement par son Etat-Major, Georges Bush semble à
      présent reculer devant la perspective d’une agression militaire massive
      de l’Afghanistan. Mais il n’a manifestement pas renoncé au principe même
      d’une intervention, seules ses modalités et son calendrier étant remis
      en cause. 
       
      
       
      Aucune
      opération militaire n’ayant de fondement légal, la France ne peut se
      compromettre dans une quelconque aide à l’expédition militaire envisagée
      par les Etats-Unis comme une opération de police. Il est au contraire impératif
      que les Pouvoirs Publics, tant en France que dans l’ensemble de l’Union
      Européenne, pèsent de tout leur poids pour empêcher cette aventure. 
       
      
       
      Au
      delà, il faut que l’Assemblée Générale des Nations Unies se réunisse
      dans l’urgence pour déclarer illégale l’intervention militaire
      envisagée – en prélude à une refonte complète des institutions,
      seule de nature à redonner vie au seul rempart contre la barbarie et la
      guerre que constituent les mécanismes de la sécurité collective. 
       
      
       
      Sans
      doute, dans le chantier de ces nouvelles élaborations, une place
      devra-t-elle être réservée à la lutte contre le terrorisme, dont il
      est vrai que les formes internationales qu’il prend parfois laissent
      impuissants des dispositifs policiers qui demeurent pour l’essentiel
      nationaux. Mais si la mise au point de nouvelles mesures policières est
      à l’évidence une nécessité de la lutte contre le terrorisme, il ne
      serait pas raisonnable d’en cacher deux limites. 
       
      
       
      La
      première est celle de son risque d’inefficacité. Un petit Etat comme
      Israël, qui dispose de forces militaires et policières impressionnantes
      relativement aux dimensions du pays et au nombre de ses habitants, n’a
      jamais été capable, malgré la dureté des méthodes mises en œuvre, de
      mettre fin aux attentats-suicides sur son territoire. Comment dès lors
      imaginer qu’il serait possible d’y mettre fin à l’échelle de la
      planète par des mesures militaires et policières quelles qu’elles
      soient – et à plus forte raison par des mesures acceptables ? 
       
      
       
      La
      deuxième est son manque de profondeur. Car si les discours de haine à
      l’encontre de l’occident rencontrent certains échos, ce n’est pas
      seulement à cause du talent oratoire de leurs auteurs. Il y a fort à
      parier que le terrorisme s’essoufflerait vite dans un monde moins
      injuste. Les milliards de dollars que l’on s’apprête à dépenser
      pour les besoins d’une guerre illégale, inacceptable et inutile,
      pourraient certainement trouver un meilleur emploi. 
        
       
      
       
       
      
       
      Association
      Française des Juristes Démocrates
      
       
      4
      octobre 2001   
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