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NOTE D'ACTUALITÉ SUR LE DROIT DE LA MER


LES AFFAIRES DE LA "CONSERVATION DES STOCKS D'ESPADON" ET DU "GRAND PRINCE"
DEVANT LE TRIBUNAL INTERNATIONAL DU DROIT DE LA MER


par
Christophe Nouzha

Doctorant à l'Université Robert Schuman de Strasbourg

 

 

Impression et citations : Seule la version au format PDF fait référence.

Note : les liens renvoient au nouveau site du Tribunal.


 

Depuis sa mise en place effective en 1996 à la suite de l'entrée en vigueur de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer de 1982, le Tribunal international du droit de la mer de Hambourg a été régulièrement saisi par des Etats parties à la Convention pour se prononcer sur des différends relatifs à l'interprétation ou l'application de la Convention. Cette note se propose d'étudier les développements récents des activités du Tribunal[1].

 

 

I. - Affaire concernant la Conservation et l’exploitation durable des stocks d’espadon dans l’océan du Pacifique Sud-Est (Chili / Communauté européenne) : Ordonnances des 20 décembre 2000 et 15 mars 2001

 

 

Cette affaire constitue le dernier développement d’un différend opposant le Chili et la Communauté européenne depuis déjà plusieurs années et qui porte sur la pêche à l’espadon. En effet, la Communauté européenne reproche notamment au Chili d’interdire aux pêcheurs européens le transbordement et le transit des captures d’espadons dans les ports chiliens.

 

Septième affaire inscrite au rôle du Tribunal, l’affaire dite de la Conservation des stocks d’espadon a donné lieu à l’adoption par le Tribunal de deux ordonnances datant des 20 décembre 2000 et 15 mars  2001. Elle présente à plusieurs égards des particularités importantes.

 

L’affaire de la Conservation des stocks d’espadon implique pour la première fois la Communauté européenne dans un différend soumis à un juge international[2]. Cette situation s’explique par la combinaison de plusieurs règles contenues dans la Convention de Montego Bay, à savoir les articles 305 et 306 (signature, ratification et confirmation formelle) ainsi que l’Annexe IX (participation d’organisations internationales) d’une part, la Partie XV (règlement des différends) et l’Annexe VI (Statut du Tribunal international du droit de la mer) d’autre part.

 

Autre particularité remarquable, cette affaire a donné lieu à une demande de constitution de chambre au sein du Tribunal. Cette option, bien connue dans le cadre de la Cour internationale de Justice même si elle est peu utilisée, est offerte aux parties par l’article 15 du Statut du Tribunal. Il faut rappeler à ce sujet que le Tribunal a, dès les origines, constitué des chambres spéciales pour les différends relatifs à l’environnement et pour les différends relatifs aux pêcheries. Le Chili et la Communauté européenne ont cependant préféré confier à une chambre spécialement créée pour l’occasion un différend où les questions de pêche et d’environnement sont étroitement liées, ce qui montre l’une des limites des chambres préconstituées. Pour ce qui est de la composition de la chambre, le Statut prévoit à ses articles 15-1 et 15-2 que la chambre doit comprendre au moins trois membres du Tribunal, Tribunal qui détermine la composition avec l’assentiment des parties, ce que l’ordonnance du 20 décembre 2000 résume par la formule suivante : « les parties ont fait connaître leurs vues au sujet de la composition de la chambre spéciale » (par. 7). La mise en place de cette chambre composée de cinq membres s’est accompagnée de la désignation par le Chili du professeur Francisco Orrego Vicuña comme juge ad hoc, l'un des juges de la chambre ayant la nationalité d'un des Etats membres de la Communauté européenne (le juge Wolfrum)[3].

 

La dernière particularité de l’affaire de la Conservation des stocks d’espadon est assez symptomatique de l’état du droit international actuel et pourrait bien se retrouver dans d’autres affaires. En effet, le différend opposant le Chili et la Communauté porte autant sur des questions d’environnement et de pêche que sur des questions économiques. Or, selon l’approche choisie par l’une ou l’autre partie, l’affaire peut aussi bien relever des règles contenues dans la Convention sur le droit de la mer concernant la conservation et la gestion des ressources biologiques[4] que des règles du GATT relatives à la liberté de transit, à l’interdiction des restrictions quantitatives et à la conservation des ressources naturelles. La Commission européenne a choisi cette dernière solution et, considérant que la législation chilienne allait à l’encontre des engagements contractés par cet Etat dans le cadre du GATT de 1994, a engagé une procédure de règlement des différends dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) le 18 avril 2000[5]. Cette procédure s’est poursuivie par la mise en place d’un Groupe spécial le 12 décembre 2000[6]. Parallèlement, le Chili et la Communauté européenne se sont entendus, en décembre 2000, pour demander la constitution d’une chambre spéciale du Tribunal international du droit de la mer à laquelle les parties pourraient confier le règlement de leur différend. Les possibilités et les risques de procédures parallèles devant l’Organe de règlement des différends de l’OMC et le Tribunal sont évidents. En effet, que devront faire les parties dans le cas où les décisions seraient incompatibles ? Cette hypothèse n’est pas improbable étant donné les positions respectives de l’Organe d’appel et du Tribunal sur les questions touchant à la protection de l’environnement[7].

 

Les deux parties sont toutefois parvenues récemment à un accord provisoire sur le règlement de leur différend[8]. Le Tribunal a tiré les conséquences de cet accord qui lui a été communiqué par les parties. L’ordonnance du 15 mars 2001 prend ainsi en compte la demande de suspension de la procédure formulée par les parties. Mais l’éventualité d’un échec de l’accord provisoire n’est pas écartée. La chambre du Tribunal reste donc en place et pourra se voir confier la résolution du différend à tout moment. L’ordonnance du Tribunal a par ailleurs prorogé le délai pour la présentation des exceptions préliminaires, les parties disposant à cet effet de quatre-vingt dix jours à compter soit du 1er janvier 2004, soit, à la demande de l’une des parties, d’une date antérieure au 1er janvier 2004. Il reste donc à savoir si l’accord conclu entre le Chili et la Communauté européenne sera suffisant pour mettre un terme à ce différend qui les oppose depuis déjà dix ans[9].

 

 

II. - Affaire du Grand Prince (Belize c. France) : Arrêt du 20 avril 2001

 

 

Les saisines du Tribunal contre la France se succèdent à un rythme soutenu. Pour la troisième fois en quinze mois, le Tribunal était appelé à se prononcer sur une demande de prompte mainlevée de l'immobilisation d'un navire et de prompte libération de son équipage en application de l'article 292 de la Convention sur le droit de la mer, présentée cette fois-ci par le Belize[10]. Il faut rappeler que dans le cadre de cette procédure, la Convention prévoit que l'Etat dont les autorités ont immobilisé un navire battant pavillon d'un autre Etat doit libérer navire et équipage dès le dépôt d'une caution raisonnable ou d'une autre garantie financière. Or, si l'Etat du pavillon estime que les dispositions de la Convention relatives à la libération du navire (article 73) n'ont pas été respectées par l'Etat qui a procédé à l'immobilisation, il peut saisir le Tribunal après un délai de dix jours à compter du moment de l'immobilisation du navire ou de l'arrestation de l'équipage.

 

Remarque préliminaire - Préalablement à l'examen de la décision, il faut noter que l'affaire du Grand Prince est la première dans laquelle le Tribunal applique les nouveaux délais prévus par son Règlement modifié le 15 mars 2001.

 

Le Tribunal a en effet récemment procédé à la révision de plusieurs dispositions de son Règlement, à savoir les articles 111 et 112 relatifs à la prompte mainlevée de l'immobilisation des navires ou à la prompte libération de leur équipage en application de l'article 292 de la Convention. Ces modifications sont le fruit de l'expérience acquise par le Tribunal dans un domaine pour lequel ses services ont été sollicités à plusieurs reprises déjà depuis sa mise en place : sur les huit affaires qui sont ou ont été inscrites au rôle du Tribunal, la moitié porte sur l'article 292 de la Convention[11].

 

Les amendements adoptés par le Tribunal visent à accorder des délais plus longs aux parties tout en respectant la philosophie de la procédure de l'article 292 à savoir la possibilité d'obtenir rapidement une décision d'une juridiction internationale. Désormais, le défendeur, c'est-à-dire l'Etat qui a procédé à l'immobilisation du navire ou à l'arrestation de l'équipage, peut présenter un exposé en réponse jusqu'à 96 heures (et non plus 24 heures) avant le début de la procédure orale (article 111-4), ce qui laisse au demandeur plus de temps pour étudier l'exposé en réponse et préparer sa plaidoirie ; les audiences débuteront au plus tard 15 jours (et non plus 10 jours) après la date de réception de la demande (article 112-3), ce qui bénéficie aussi bien au défendeur qu'au demandeur. Les juges eux aussi disposent à présent d'un délai légèrement plus long pour adopter un arrêt puisqu'ils devront rendre leur décision au plus tard 14 jours (et non plus 10 jours) après la clôture des débats (article 112-4).

 

Faits - Les faits de l'affaire du Grand Prince sont malheureusement classiques. Comme dans les affaires du Camouco et du Monte Confurco, un navire, battant cette fois-ci pavillon du Belize, est arraisonné le 26 décembre 2000 dans la zone économique exclusive des îles Kerguelen. Les autorités françaises lui reprochent de n'avoir pas signalé son entrée dans la zone économique exclusive française et de se livrer à la pêche illicite de légines, activité causant des problèmes environnementaux très préoccupants. A bord du Grand Prince, les autorités françaises constatent la présence de 18 tonnes de légines dont certaines sont encore en cours de lavage. De plus, les procès-verbaux notent « la présence à l’eau d’une palangre, sectionnée par le bord lors du survol par l’hélicoptère, et à 500 mètres du navire de matériel de pêche identique à celui du Grand Prince » (par. 39 de l'arrêt). Le capitaine du navire a d'ailleurs reconnu par la suite avoir pêché illégalement dans la zone économique française. Le 12 janvier, le tribunal d'instance de Saint-Paul (Réunion) a fixé à 11,4 millions de francs la caution qui devait être versée pour obtenir la mainlevée de l'immobilisation du Grand Prince. Le tribunal correctionnel, quant à lui, a ordonné, le 23 janvier 2001, la confiscation du navire et des accessoires, du matériel de pêche ainsi que des produits de la pêche saisis, prononcé l’exécution provisoire de la décision de confiscation du navire et de son matériel, et condamné le capitaine du navire à payer une amende de 200 000 francs. Les propriétaires du navire ont fait appel de cette décision du tribunal correctionnel et demandé au juge d'instance la mainlevée de l'immobilisation du navire. Le 22 février 2001, ce dernier a cependant rejeté la demande en se fondant sur la décision du tribunal correctionnel pour décliner sa compétence.

 

Saisine du Tribunal - Le 21 mars 2001, le Tribunal international du droit de la mer est saisi au nom du Belize d'une demande fondée sur l'article 292. Il faut noter à ce sujet qu'une fois de plus, un Etat demandeur a choisi un avocat et non pas un de ses propres fonctionnaires pour le représenter devant le Tribunal en tant qu'agent. En outre, l'avocat désigné comme agent n'était pas de nationalité bélizienne mais espagnole[12]. Or, il ne faut pas oublier que la procédure de l'article 292 concerne bien un différend entre Etats devant une juridiction internationale et non pas un différend entre une personne privée (le propriétaire d'un navire) et un Etat. A l'examen de la présente affaire, on peut légitimement se poser la question de savoir si l'avocat espagnol choisi par le Belize représentait véritablement l'Etat qui l'a nommé ou bien la société propriétaire du navire de pêche (espagnole avant mars 2000, bélizienne après cette date) ainsi que le capitaine espagnol et l'équipage espagnol et chilien du Grand Prince[13].

 

Suite à la saisine du Tribunal, la France a désigné le professeur Jean-Pierre Cot comme juge ad hoc, un des juges du Tribunal (le juge Laing) ayant la nationalité du Belize. Le Tribunal a entendu les parties lors des séances des 5 et 6 avril 2001 avant de rendre sa décision le 20 avril 2001.

 

Aperçu des problèmes posés - L'affaire soumise au Tribunal soulevait plusieurs questions. La France a-t-elle respecté les dispositions de la Convention relatives à la prompte mainlevée de l'immobilisation du Grand Prince (articles 73 et 292) ? Plus précisément, la caution fixée par le juge français, contestée par le demandeur qui souhaitait qu'elle soit ramenée à 206 149 euros, est-elle raisonnable ? Et surtout, le fait que le juge correctionnel se soit prononcé aussi rapidement sur le fond de l'affaire et qu'il ait décidé la confiscation du navire n'empêche-t-il pas le Tribunal de se prononcer sur le fondement de l'article 292 ? En effet, dans le cadre de la procédure de l'article 292, le Tribunal « n'a à connaître que de la question de la mainlevée ou de la mise en liberté, sans préjudice de la suite qui sera donnée à toute action dont le navire, son propriétaire ou son équipage peuvent être l'objet devant la juridiction nationale appropriée » (article 292-3). La diligence du tribunal correctionnel permet de pallier une pratique malheureusement habituelle consistant en la disparition des responsables qui ne s'acquitteront donc pas des peines prononcées contre eux[14]. Les représentants du Belize n'ont d'ailleurs pas manqué à cet égard d'invoquer devant le Tribunal un détournement de la Convention par la France. Pour répondre éventuellement à ces questions, le Tribunal devait cependant d'abord se prononcer sur sa compétence.

 

Question de la compétence du Tribunal - Dans son examen de l'affaire, le Tribunal s'est concentré sur une question bien précise relative à sa compétence : le Belize est-il l'Etat du pavillon et par conséquent peut-il saisir le Tribunal sur le fondement de l'article 292 selon lequel « la demande de mainlevée ou de mise en liberté ne peut être faite que par l'Etat du pavillon ou en son nom » (article 292-2) ? Une réponse négative à cette question priverait le Belize du locus standi.

 

Le problème du lien de nationalité entre le Grand Prince et le Belize est épineux pour plusieurs raisons. Il s'agit en effet d'un point qui n'a pas été discuté par les parties lors de la procédure orale mais que le Tribunal soulève proprio motu : en se fondant sur la jurisprudence d'autres juridictions internationales, dont celle de la Cour internationale de Justice, le Tribunal procède à un examen poussé de sa compétence et considère qu'il « dispose du droit d’examiner tous les aspects de la question de sa compétence, que lesdits aspects aient été expressément soulevés ou non par les parties » (par. 79). Or, comme le relèvent d'ailleurs les juges dissidents dans leur opinion collective, le Tribunal n'a jamais procédé de son propre chef à l'examen de la nationalité d'un navire quand celle-ci n'était pas contestée[15]. L'explication de cette attitude, pour ne pas dire de ce revirement procédural, du Tribunal s'explique peut-être par la très grande confusion qui a été relevée dans l'étude des documents fournis au Tribunal au sujet de la nationalité du Grand Prince. Le Tribunal souligne lui-même que « les documents à lui soumis par les parties laissent apparaître, au vu de leur libellé, des contradictions et incohérences au sujet de l’arrivée à expiration de la patente provisoire de navigation, de la radiation du navire du registre et de la suspension de la procédure de radiation du registre, contradictions et incohérences qui soulèvent un doute raisonnable quant à la condition juridique du navire au moment où la demande a été faite » (par. 76). Il faut en effet savoir que le Grand Prince a d'abord été immatriculé au Canada avant de battre provisoirement pavillon du Belize en attendant son immatriculation au Brésil. De plus, le navire a obtenu des autorités compétentes (le registre bélizien de la marine marchande internationale, ci-après le registre bélizien) une patente provisoire ayant expiré le 29 décembre 2000. Enfin, par une note verbale du 4 janvier 2001, le Ministère des affaires étrangères du Belize informait la France du fait que le Grand Prince était bien immatriculé au Belize mais qu'étant donné qu'il s'agissait « de la deuxième violation signalée, la sanction qui est imposée par les autorités béliziennes est la radiation du navire du registre du Belize à compter de ce jour, 4 janvier 2001 » (par. 72). Or, par une lettre du 26 mars 2001, le registre bélizien indiquait qu'il suspendait la radiation du navire de ses registres pour permettre à la procédure qui devait se dérouler à Hambourg de se poursuivre et qu'il attendait la décision du Tribunal pour prendre sa décision de radiation[16]. Par ailleurs, dans une communication du 30 mars 2001, le registre bélizien affirme qu' « en dépit du fait que la patente de navigation et le document Ship station license soient venus à expiration, le navire est toujours considéré comme immatriculé au Belize » (par. 85, c'est le Tribunal qui souligne).

 

Comme l'a relevé le Tribunal, la situation est donc pour le moins confuse : le navire a-t-il encore la nationalité du Belize malgré l'expiration de la patente et surtout malgré la note verbale du Ministère des affaires étrangères bélizien ? C'est essentiellement sur cette question que le Tribunal s'est divisé, l'arrêt du 20 avril ayant été adopté par 12 voix contre 9, la majorité comprenant le juge ad hoc français et, ce qui est à noter, le juge Laing de nationalité bélizienne. Le Tribunal était donc en présence de plusieurs documents apparemment contradictoires. Il aurait pu, en vertu de l'article 77 de son Règlement, demander des explications supplémentaires aux représentant du Belize. Prenant en compte le comportement de l'Etat du pavillon et les différentes pièces qui lui avaient été fournies, le Tribunal a cependant considéré qu'il disposait de suffisamment d'éléments et que la question qu'il devait trancher était celle de la valeur juridique de ces documents (par. 92). Dans la hiérarchisation à laquelle il procède, le Tribunal donne clairement l'ascendant à la note verbale du Ministère des affaires étrangères pour conclure que le Grand Prince n'avait pas la nationalité du Belize au moment de l'introduction de l'instance devant le Tribunal (par. 93). Il donne ainsi clairement à ce document émanant de la chancellerie une valeur juridique supérieure à celle de la lettre de l'Attorney general du Belize autorisant la saisine du Tribunal au nom du Belize et des communications du registre bélizien. Faute de lien de nationalité entre le navire et l'Etat qui a saisi le Tribunal, ce dernier ne s'estime donc pas compétent pour connaître de la demande du Belize.

 

La démarche du Tribunal accordant la primauté à la note verbale a été appuyée par certains juges dans leurs déclarations ou opinions individuelles. Ainsi, le juge Nelson rappelle-t-il la célèbre affaire du Statut juridique du Groenland oriental [17], conséquence de la non moins fameuse déclaration Ihlen, pour accorder une importance déterminante à la note verbale du Ministère des affaires étrangères. Selon lui, le texte de la note verbale est clair : la radiation du Grand Prince date bien du 4 janvier 2001[18]. Il s'agit là d'un aspect du raisonnement du Tribunal très critiqué par les neuf juges dissidents qui estiment en effet qu'étant donné ses doutes, le Tribunal aurait été bien avisé de demander des éclaircissements supplémentaires comme l'y autorise son Règlement[19]. De plus, la primauté donnée à la note verbale est contestée. Le Tribunal n'aurait en effet pas tenu compte du fait que la procédure de radiation avait été suspendue comme l'ont indiqué les communications du registre bélizien et l'agent du Belize, suspension d'ailleurs reconnue par l'agent de la France (par. 5 de l'opinion dissidente).

 

Au terme de l'affaire du Grand Prince, plusieurs questions restent en suspens - D'une part, une interrogation subsiste sur le moment auquel il convient de prendre en considération la nationalité du navire : au moment de la commission des faits qui lui sont reprochés, au moment où il est allégué que l'Etat qui a immobilisé le navire n'a pas observé les règles prévues par la Convention, ou au moment de la saisine du Tribunal ? Dans l'affaire du Monte Confurco, le Tribunal avait noté que « le statut des Seychelles en tant qu'Etat du pavillon du Monte Confurco, tant au moment de l'incident que présentement, n'est pas contesté » (par. 58)[20]. Que peut-on déduire des termes employés par le Tribunal selon lesquels « les documents probatoires produits par le demandeur ne permettent pas d’établir que le Belize était l’Etat du pavillon du navire au moment où la demande a été faite » (par. 93) ? Il ne faut apparemment pas en tirer des conclusions trop hâtives puisque, dans son opinion individuelle, le juge Treves lui-même estime que : « the Judgment does not explicitly take a position on this question » (par. 1). Dans leur opinion collective, les juges dissidents notent en revanche que : « the decision of the Tribunal proceeded from the assumption that the applicant in a proceeding under article 292 of the Convention must be the flag State at the time the application is submitted » (par. 15)[21].

 

D'autre part, le fait que le Tribunal se soit déclaré incompétent l'empêche logiquement d'examiner l'argument avancé par les représentants du Belize selon lequel le jugement du tribunal correctionnel, par sa diligence et son contenu, va à l'encontre des dispositions de la Convention. A en croire l'agent du Belize, cette « prompte confiscation » constituerait en effet une « fraude à la Convention ». Le fait que certains juges aient éprouvé le besoin d'aborder la question, alors que le Tribunal n'avait pas à se prononcer sur ce point puisqu'il s'est estimé incompétent, témoigne pour le moins d'un certain trouble. Si le juge ad hoc Cot a réfuté ces accusations tout en n'excluant pas qu'une telle hypothèse puisse être théoriquement envisageable, ce qui habiliterait le Tribunal à requalifier la procédure nationale et à se déclarer compétent (par. 4-8), d'autres juges appartenant tant à la majorité qu'à la minorité ont exprimé plus ou moins explicitement leurs interrogations. Il en va ainsi des juges dissidents[22], mais également du juge Laing qui estime que la confiscation d'un navire battant le pavillon d'un autre Etat : « even if valid according to national law, cannot, per se, be accepted by an international adjudicatory body if, in intent or effect, it would exclude the jurisdiction of that body or extirpate rights or an entire remedial scheme explicitly recognized in an important instrument with such wide participation as the 1982 Convention » (par. 9 et plus généralement par. 9-13). Des interrogations subsistent donc et il n'est pas à exclure que le Tribunal ait d'autres occasions de se pencher sur cette question.


Juin 2001

 

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© 2001 Christophe Nouzha. Tous droits réservés.

NOUZHA Christophe. – "Note d'actualité sur le droit de la mer : les affaires de la "Conservation des stocks d'espadon" et du "Grand Prince" devant le Tribunal international du droit de la mer". - Actualité et Droit International, juin 2001 (www.ridi.org/adi).

 


NOTES

 

[1] Les documents concernant le Tribunal international du droit de la mer sont disponibles à l'adresse Internet suivante : http://www.un.org/Depts/los/itlos_new/itlosindex.htm.

[2] Le Tribunal a été saisi par voie de compromis conformément à l’article 24-1 de son Statut. Les notifications du Chili et de la Communauté européenne datent du 19 décembre 2000. Voir TIDM, ordonnance du 20 décembre 2000, par. 4.

[3] La Chambre est ainsi composée de Messieurs Chandrasekhara Rao (Président), Caminos, Yankov, Wolfrum (juges) et Orrego Vicuña (juge ad hoc).

[4] L’espadon (Xiphias gladius) est inscrit à l’Annexe I (grands migrateurs) de la Convention et relève donc à ce titre des articles 64, 87-1 f) et 116 à 119.

[5] Voir la Décision 2000/296/CE de la Commission, du 5 avril 2000, arrêtée en vertu des dispositions du règlement (CE) n° 3286/94 du Conseil concernant l’interdiction maintenue par le Chili de décharger les captures d’espadons dans les ports chiliens, JOCE n° L 096 du 18/04/2000, p. 67 et s. Voir également le communiqué de presse IP/00/397 du 18 avril 2000. Voir enfin "EU Requests WTO Panel to rule on Swordfish dispute", ICTSD Bridges Weekly, Vol. 4 N° 43, 14 November 2000, disponible à l'adresse Internet suivante : http://www.ictsd.org/html/weekly/story2.14-11-00.htm.

[6] Affaire WT/DS193/1 : Chili – Mesures concernant le transport en transit et l'importation d'espadons. Voir le site Internet de l’OMC : http://www.wto.org/french/news_f/news00_f/dsb_12dec_f.htm.

[7] Pour l’Organe d’appel, voir le rapport du 22 avril 1996 dans l'affaire États-Unis – Normes concernant l'essence nouvelle et ancienne formules (WT/DS2/AB/R) ; le rapport du 16 janvier 1998 dans l'affaire Communautés européennes - Mesures communautaires concernant les viandes et les produits carnés (hormones) (WT/DS26/AB/R et WT/DS48/AB/R) ; le rapport du 12 octobre 1998 dans l'affaire États-Unis – Prohibition à l'importation de certaines crevettes et de certains produits à base de crevettes (WT/DS58/AB/R). Pour le Tribunal, voir l'ordonnance du 27 août 1999 dans l'affaire du Thon à nageoire bleue (Nouvelle-Zélande c. Japon et Australie c. Japon).

[8] Voir le communiqué de presse du 25 janvier 2001, disponible sur le site Internet de la Communauté européenne : http://europa.eu.int/comm/fisheries/news_corner/press/inf01_05_en.htm. Voir également "Amicable solution reached in EU-Chile swordfish dispute", ICTSD Bridges Weekly, Vol. 5 N° 3, 30 January 2001, disponible à l'adresse Internet suivante : http://www.ictsd.org/html/weekly/story2.30-01-01.htm. Pour le texte de l'arrangement provisoire, voir le document WT/DS193/3 du 6 avril 2001 disponible sur le site Internet de l'OMC : http://www.wto.org.

[9] Sur cette affaire, voir les commentaires de M. Orellana, "The EU and Chile Suspend the Swordfish Case Proceedings at the WTO and the International Tribunal for the Law of the Sea", ASIL Insights, February 2001 (http://www.asil.org/insights.htm).

[10] Les précédentes affaires impliquant la France étaient l'affaire du Camouco (Panama c. France), arrêt du 7 février 2000 et l'affaire du Monte Confurco (Seychelles c. France), arrêt du 18 décembre 2000.

[11] Affaire du Navire « Saiga » (Saint-Vincent-et-les-Grenadines c. Guinée), arrêt du 4 décembre 1997 ; affaire du Camouco (Panama c. France), arrêt du 7 février 2000 ; affaire du Monte Confurco (Seychelles c. France), arrêt du 18 décembre 2000 ; affaire du Grand Prince (Belize c. France), arrêt du 20 avril 2001. Sur cette dernière affaire, voir infra.

[12] Voir les affaires du Navire « Saiga » (arrêt du 4 décembre 1997), du Camouco et du Monte Confurco. Voir également la déclaration du juge ad hoc Cot (par. 9-15) qui relève les problèmes posés par cette pratique et qui note que les Etats parties au différend « organisent souverainement leur représentation et la défense de leurs intérêts. A leurs risques et périls » (par. 15). Voir de même l'opinion individuelle du juge Anderson, p. 1.

[13] Cette remarque est également valable pour l'affaire du Monte Confurco puisque les Seychelles, Etat du pavillon, avaient eux aussi choisi un avocat espagnol pour les représenter en tant qu'agent dans une affaire de pêche illicite impliquant un navire dont le capitaine était espagnol et l'équipage composé de marins espagnols, chiliens, péruviens et namibiens.

[14] Ce point est souligné par le juge Anderson dans son opinion individuelle : « There is the clear risk that the vessel, immediately upon its release, would flee the area under the jurisdiction of the court concerned and never return » (p. 2).

[15] Opinion dissidente collective, par. 2. Voir l'affaire du Navire « Saiga », arrêt du 4 décembre 1997, par. 44, l'affaire du Camouco, arrêt 7 février 2000, par. 46 et l'affaire du Monte Confurco, arrêt du 18 décembre 2000, par. 58.

[16] Cette prise de position a été implicitement critiquée par le juge Anderson qui estime que : « the late change of attitude of IMMARBE [le registre bélizien] appears to have been made upon the basis of misunderstandings of the true nature of the present proceedings » (p. 1).

[17] CPJI, affaire du Statut juridique du Groenland oriental (Norvège/Danemark), arrêt du 5 avril 1933, série A/B, n° 53, p. 22 et s.

[18] Voir également l'opinion individuelle du juge Laing, par. 7.

[19] Le juge Anderson, dans une critique à peine voilée de l'attitude du Belize, explique cette position du Tribunal de la manière suivante : « With regard to paragraph 92 of the Judgment, in normal circumstances, I would have favoured asking for more information about the legal status of the Grand Prince at the material times. However, in this case there is an unusual feature. The Agent appointed by Belize is not well placed, as a non-Belizean lawyer in private practice in Spain, to explain to the Tribunal the seeming inconsistencies in the statements of different government departments and agencies in Belize, as recorded in the documents listed in paragraphs 67 and 71 of the Judgment. Largely with this in mind, I supported the decision recorded in paragraph 92 of the Judgment not to seek further information from the Applicant » (p. 1).

[20] Voir également TIDM, affaire du Camouco, arrêt du 7 février 2000, par. 46.

[21] Voir de même la déclaration du juge Wolfrum : « I further agree with the Judgment (paragraph 66) that an application under article 292 of the Convention may only be filed on behalf of a State if that State is the flag State of the respective vessel when the application is filed » (par. 2, italiques ajoutés).

[22] « […] we regret that the decision of the Tribunal has prevented it from considering issues of a legal nature which can significantly affect the development of the procedures to be followed in prompt release proceedings under article 292 of the Convention, including the relationship of such proceedings with the merits of cases before the domestic forum of the detaining State » (par. 17).

 

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